6
On ne s’habille pas n’importe comment pour aller à un enterrement. Ça se prépare. Comme toute autre sortie, d’ailleurs. Pendant la brève période où je l’avais connu, j’avais beaucoup apprécié le colonel Flood. C’était vraiment quelqu’un que j’estimais. J’entendais donc lui faire honneur, surtout après les recommandations de Lèn.
Impossible de trouver quelque chose de convenable dans mon armoire. Il était environ 8 heures quand j’ai appelé Nikkie, qui était déjà au travail. Sans hésiter, elle m’a indiqué où elle cachait le double de ses clés.
— Va directement dans ma chambre en passant par la porte de derrière, a-t-elle précisé. Juste un aller-retour entrée-dressing, d’accord ?
J’ai essayé de rester aimable. Il y avait pourtant de quoi se vexer, non ?
— C’est ce que j’aurais fait, de toute façon.
Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’allais fouiller toute la maison, juste pour le plaisir de fourrer mon nez dans ses affaires ?
— J’imagine. Mais je me sentirais responsable, tu comprends ?
Et, brusquement, ça a fait tilt. Nikkie était en train de me dire qu’il y avait un vampire chez elle. Peut-être Vlad, le garde du corps, ou Franklin Mott. En tout cas, après l’avertissement d’Eric, je tenais à garder mes distances avec Vlad. Seuls les vampires les plus vieux, et donc les plus puissants, peuvent se lever avant la nuit. Mais même si je ne suis pas née de la dernière pluie, tomber sur un vampire endormi quand on n’est pas prévenu, ça peut faire un choc.
— OK, pigé.
Rien qu’à l’idée de me retrouver seule avec Vlad, je frémissais. Et pas d’impatience, vous pouvez me croire.
— Je ne ferai qu’entrer et sortir, promis.
Comme je n’avais pas de temps à perdre, j’ai sauté dans ma voiture. Nikkie habitait Bon Temps même, une petite bicoque assez banale dans un quartier populaire assez banal lui aussi. Mais c’était déjà un miracle qu’elle soit propriétaire, surtout quand on savait d’où elle venait.
Certaines personnes ne devraient pas avoir le droit d’élever des enfants. Ou bien on devrait leur enlever leurs enfants dès la naissance. Ce n’est pas légal dans notre pays, ni dans aucun autre pays que je connais, et dans mes moments de lucidité – quand les quelques neurones qui m’ont été attribués veulent bien s’agiter –, je suis sûre que c’est mieux comme ça. Mais les parents Thornton, aussi alcooliques l’un que l’autre, étaient de véritables monstres dont le monde aurait dû être débarrassé bien plus tôt qu’il ne l’avait été – je sais, lorsque je repense à ces ordures, j’ai tendance à oublier la charité chrétienne. Je revois encore Myrna Thornton retourner la maison de ma grand-mère pour trouver sa fille, jusqu’à ce que Granny finisse par appeler la police pour la faire sortir de force. Dieu merci, Nikkie avait filé par la porte de derrière pour se cacher dans les bois en voyant la silhouette chancelante de sa mère se profiler sur les marches de la véranda. Nikkie et moi n’avions pas plus de treize ans, à l’époque.
— Dommage que je ne puisse pas la balancer dans le bayou en rentrant en ville, avait grommelé le policier qui venait d’enfermer une Myrna Thornton hurlante et vociférante à l’arrière de sa voiture de patrouille, les menottes aux poignets.
Je ne me rappelais plus son nom, mais ses paroles m’avaient marquée. J’avais alors réalisé que je n’étais pas la seule à savoir ce que Nikkie et ses frères et sœurs enduraient. Mais si les adultes étaient au courant, pourquoi ne faisaient-ils rien pour résoudre le problème ?
Je comprenais un peu mieux, maintenant : ce n’était pas aussi simple. Mais je pensais quand même qu’on aurait pu épargner aux enfants Thornton quelques longues années de souffrances.
Au moins Nikkie avait-elle maintenant sa gentille petite maison pourvue de tous les appareils ménagers dernier cri, un placard bourré de fringues et un petit ami plein aux as. C’était déjà ça. J’avais la désagréable impression que j’étais loin de savoir tout ce qui se passait dans la vie de ma copine, mais, vu de l’extérieur, elle avait largement dépassé les plus optimistes prévisions qu’on aurait pu faire à son sujet.
Suivant ses instructions, je suis passée par la porte de la cuisine – laquelle était d’une propreté de bloc chirurgical – et j’ai traversé un coin de la salle à manger pour gagner le couloir qui menait à sa chambre. Nikkie n’avait pas eu le temps de faire son lit avant de partir. Je l’ai retapé en deux secondes, draps bien bordés et couvre-lit sans faux pli – c’était plus fort que moi. Après coup, je me suis demandé si c’était bien une fleur que je lui faisais là : maintenant, elle saurait que ça m’avait dérangée de voir son lit défait. Mais je n’allais quand même pas remettre les draps en vrac !
J’ai fait coulisser la porte du dressing. Je l’ai tout de suite repéré : un tailleur noir, pendu au milieu du portant du fond. Exactement ce que je cherchais. La veste avait des revers rose pâle coordonnés au petit haut qui se trouvait en dessous, sur le même cintre. La jupe avait été raccourcie – le ticket de retouche était encore agrafé à la housse en plastique. Je l’ai mise devant moi en me regardant dans le miroir fixé sur la porte. Nikkie avait cinq ou six centimètres de plus que moi et la jupe m’arrivait juste au-dessus du genou : parfait pour des funérailles. Les manches de la veste étaient un peu trop longues, mais ça ne se voyait pas vraiment. J’avais un sac, des escarpins noirs et même une paire de gants noirs que j’avais justement mis de côté pour une occasion de ce genre.
J’ai glissé la veste et le petit haut rose dans la housse de la jupe et je me suis dirigée droit vers la porte. Mission accomplie, et en un temps record : je n’étais pas restée plus de dix minutes. Je suis retournée chez moi en trombe et je me suis dépêchée de me préparer, à cause de mon rendez-vous de 10 heures. Je me suis natté les cheveux, j’ai enroulé la tresse sur ma nuque et j’ai fait tenir le tout avec d’anciennes épingles à cheveux que ma grand-mère avait pieusement conservées comme quelque fabuleux trésor : elles lui venaient de sa propre grand-mère. Heureusement, j’avais des collants noirs, et mon vernis à ongles s’accordait parfaitement avec le rose de la veste et du petit haut. Quand on a frappé à ma porte, à 10 heures tapantes, il ne me manquait plus que les chaussures. Je les ai enfilées en allant ouvrir.
Jack Leeds a eu l’air carrément effaré par mon changement de style. Lily s’est contentée d’un léger haussement de sourcils.
J’ai cru bon de leur donner quelques explications.
— Je dois aller à un enterrement. Mais entrez, je vous en prie.
— J’espère que vous ne pleurez pas un ami, a dit Jack Leeds.
Le visage de sa compagne aurait tout aussi bien pu avoir été taillé dans le marbre. Le marbre blanc.
Cette femme n’avait donc jamais entendu parler des UV ?
— Pas un intime, non. Voulez-vous vous asseoir ? Je peux vous offrir quelque chose ? Un café ? Un thé ?
— Non, merci.
Les deux détectives se sont assis sur le canapé. J’ai donc pris place sur le bord du rocking-chair qui leur faisait face. Bizarrement, ma tenue d’emprunt me donnait un certain aplomb.
— Ce fameux soir où Mlle Pelt a disparu, a commencé Jack Leeds, vous l’avez vue à Shreveport ?
— Oui. J’avais été invitée à la même soirée qu’elle, chez Pam.
Avec tous ceux qui avaient participé à la Chasse aux Sorciers – Pam, Eric, les trois Wiccans et les lycanthropes survivants –, nous nous étions entendus : au lieu de dire à la police que, cette nuit-là, Debbie avait quitté la boutique à l’abandon dans laquelle les sorciers avaient installé leur QG clandestin, nous devions raconter que nous étions restés toute la soirée chez Pam et que c’était de la maison de Pam que Debbie était partie, avec sa propre voiture, pour ne plus jamais reparaître par la suite. Les voisins auraient pu témoigner que tout le monde avait vidé les lieux en masse beaucoup plus tôt. Mais les Wiccans leur avaient jeté un petit sort de leur cru qui avait légèrement embrumé les souvenirs qu’ils gardaient de cette soirée.
— Le colonel Flood était là aussi, ai-je ajouté. C’est d’ailleurs à son enterrement que je me rends.
Lily a semblé intriguée. J’imagine que, de sa part, une telle expression était l’équivalent d’une exclamation de stupeur du style : « Non, pas possible ! »
— Le colonel Flood a eu un accident de voiture avant-hier, ai-je précisé.
Ils se sont consultés du regard.
— Il y avait donc tant de monde à cette petite fête ? a demandé Jack Leeds.
— Oh, oui ! Je ne connaissais pas tous les invités. C’étaient surtout des gens de Shreveport.
Je n’avais jamais vu les trois Wiccans avant. J’avais déjà eu affaire à la plupart des lycanthropes, de loin. Quant aux vampires, je les connaissais tous.
— Mais vous aviez déjà rencontré Debbie Pelt ?
— Oui.
— À l’époque où vous fréquentiez Léonard Herveaux ?
D’accord. Jack et Lily avaient bien fait leurs devoirs. Joli travail, les enfants !
— Oui, c’est ça.
Mon visage était aussi lisse et impassible que celui de Lily. Question dissimulation, j’étais au moins aussi douée qu’elle : j’avais des années de pratique derrière moi.
— Vous avez bien passé plusieurs nuits dans l’appartement des Herveaux à Jackson ?
J’ai failli répliquer que Lèn et moi avions fait chambre à part, mais, après tout, ça ne les regardait pas.
— Oui, ai-je répondu d’une voix légèrement cassante.
— Et vous êtes tous les deux tombés sur Mlle Pelt, un soir, dans un club de Jackson appelé Chez Betty.
— Oui. Debbie y célébrait ses fiançailles.
— N’y a-t-il pas eu un incident entre Mlle Pelt et vous, cette nuit-là ?
— Si.
Je me demandais qui était leur informateur. Qui que ce soit, il s’était décidément montré très bavard.
— Elle est venue à notre table et nous a adressé quelques remarques plutôt désobligeantes.
— Et vous êtes également allée voir Léonard Herveaux au cabinet des Herveaux, il y a quelques semaines, n’est-ce pas ? Et, le même après-midi, vous vous êtes trouvés tous les deux sur les lieux d’un crime assez sanglant, paraît-il.
Hou la ! Mais ce n’étaient plus des devoirs, c’était du bachotage. On frisait l’excès de zèle.
— Oui.
— Et vous avez dit au policier venu enquêter sur place que Léonard Herveaux et vous étiez fiancés ?
Les mensonges, c’est comme les boomerangs : quand vous en dites un, il vous revient toujours en pleine figure.
— Je crois que c’est Léonard qui a dit ça, ai-je répondu en faisant mine de réfléchir sérieusement à la question.
— Et disait-il la vérité ?
Jack Leeds songeait qu’il n’avait jamais rencontré pareille girouette. Il ne parvenait pas à croire que cette fille écervelée, capable de se fiancer et de rompre du jour au lendemain, et la consciencieuse serveuse qui s’était montrée si efficace la veille puissent être la même personne.
Quant à Lily, elle trouvait ma maison très propre – bizarre, hein ? Elle pensait aussi que j’aurais été tout à fait capable de tuer Debbie Pelt. Elle savait d’expérience que les gens sont capables de tout, même des crimes les plus abominables. Eh bien, elle et moi avions donc quelque chose en commun, ne serait-ce que cette affligeante certitude.
— Oui, à l’époque, c’était vrai. Nous avons été fiancés... disons dix minutes. Appelez-moi Britney.
Mon allusion au record de la chanteuse – durée totale de son union éclair : cinquante-cinq heures chrono, cérémonie de mariage comprise – est parvenue à dérider un peu Jack, mais a laissé Lily de glace.
— Mlle Pelt n’apprécie pas que vous fréquentiez Léonard ?
— Oh, non ! Non, elle n’apprécie pas vraiment.
Avouez qu’il faut quand même un sacré sang-froid pour parler au présent de quelqu’un que vous avez envoyé ad patres moins d’un mois auparavant. Heureusement que j’avais des années d’entraînement dans l’art du mensonge.
— Mais Léonard n’a pas l’intention de l’épouser, de toute façon.
— Elle vous en veut ?
— Oui...
Pourquoi le nier ? Ils le savaient forcément.
— Oui, on peut dire ça comme ça. Elle m’a quand même injuriée. Vous devez avoir entendu dire qu’elle n’a pas pour habitude de cacher ses émotions...
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— La dernière fois que je l’ai vue...
Avec la moitié de la tête en moins, gisant sur le sol de ma cuisine, les jambes coincées dans les pieds de la chaise sur laquelle elle était assise la seconde d’avant, un flingue à la main...
— Voyons, laissez-moi réfléchir... C’était quand elle a quitté cette soirée. Elle est partie toute seule, dans la nuit...
Pas de chez Pam, mais d’une boutique désaffectée située à l’autre bout de la ville, une boutique aux murs éclaboussés de sang et remplie de cadavres.
— J’ai cru qu’elle rentrait à Jackson.
J’ai haussé les épaules.
— Elle n’est pas venue à Bon Temps ? C’était presque sur sa route, pourtant.
— Je ne vois pas ce qu’elle serait venue y faire. Pas frapper à ma porte, en tout cas.
Non. Elle l’avait fracturée.
— Vous ne l’avez pas revue après cette soirée ?
— Je ne l’ai pas revue depuis cette nuit-là.
Ça, c’était la plus stricte vérité.
— Et vous avez revu M. Herveaux ?
— Oui.
— Vous êtes de nouveau fiancés ?
J’ai ébauché un sourire.
— Pas que je sache.
Quand Lily m’a demandé si elle pouvait se laver les mains, ça ne m’a pas étonnée. J’avais abaissé le bouclier qui me protège habituellement des émissions de pensées parasites pour savoir si les deux détectives me soupçonnaient. J’étais donc au courant de ses intentions : elle voulait inspecter la maison. Je lui ai indiqué le cabinet de toilette du couloir, mais pas ma salle de bains. Non qu’elle ait pu y trouver quoi que ce soit de suspect. Pas plus là que dans les autres pièces de la maison, d’ailleurs.
— Et sa voiture ? m’a soudain demandé Jack Leeds.
J’étais en train de couler un regard en douce vers la pendule au-dessus de la cheminée. Je ne voulais pas que ces deux fouines soient encore là quand Lèn viendrait me chercher.
— Mmm ?
J’avais perdu le fil de la conversation.
— La voiture de Debbie Pelt.
— Eh bien ?
— Auriez-vous une petite idée de l’endroit où elle se trouve ?
— Pas la moindre.
On ne pouvait pas être plus honnête. Croix de bois, croix de fer...
Au moment où Lily nous rejoignait, Jack m’a demandé :
— Mademoiselle Stackhouse, par simple curiosité, qu’est-il arrivé à Debbie Pelt, d’après vous ?
D’après moi, elle n’a eu que ce qu’elle méritait. Ça m’a quand même un peu secouée de penser un truc pareil. Parfois, je m’aperçois que je ne suis vraiment pas ce qu’on a coutume d’appeler une « bonne âme », et j’ai bien peur de ne pas m’améliorer avec le temps.
— Je l’ignore, monsieur Leeds. Et je dois vous avouer qu’en dehors de la tristesse que m’inspire l’inquiétude de ses parents, je m’en moque. Nous n’avons aucune sympathie l’une pour l’autre. Elle a brûlé un châle auquel je tenais beaucoup, elle m’a traitée de traînée et a été odieuse avec Léonard – cela dit, comme c’est un grand garçon, c’est son problème. Elle aime jouer avec les gens, les manipuler comme des pantins. Ce qu’elle est devenue est donc le cadet de mes soucis.
Jack Leeds semblait un peu étourdi par cette avalanche de confidences.
— Voilà ce que j’en pense, ai-je conclu.
— Merci de votre franchise, m’a-t-il répondu, pendant que sa femme rivait sur moi ses yeux bleu pâle.
Si j’avais pu en douter au départ, j’étais désormais convaincue que c’était elle la plus dangereuse des deux. Et vu la minutie avec laquelle Jack Leeds avait mené son enquête, ce n’était pas peu dire.
— Votre col est mal mis, m’a-t-elle soudain fait observer d’une voix monocorde. Vous permettez ?
Je me suis tenue parfaitement immobile pendant qu’elle passait les mains derrière mon cou pour redresser le col de ma veste et le remettre correctement.
Ils sont partis peu après. Dès que j’ai entendu leur voiture démarrer, j’ai enlevé ma veste pour la soumettre à un examen attentif. Bien que je n’aie pas lu de telles intentions dans les pensées de Lily Leeds, il était possible qu’elle ait placé un micro espion sur moi. Peut-être les Leeds étaient-ils plus suspicieux qu’ils ne le montraient. Finalement non. Lily était réellement la perfectionniste invétérée qu’elle semblait être, et elle n’avait vraiment pas pu supporter de voir mon col de travers. Pendant que j’y étais, je suis allée inspecter le cabinet de toilette du couloir. Je n’y avais pas remis les pieds depuis que je l’avais nettoyé, quelques jours plus tôt. Il était donc aussi impeccablement rangé, propre et pimpant qu’une vieille salle d’eau dans une vieille maison peut l’être.
Il y avait des gouttes d’eau sur le lavabo et la serviette avait été utilisée et remise à sa place : rien que de très normal. Et si la détective avait ouvert l’armoire de toilette pour en vérifier le contenu, je m’en fichais éperdument.
J’ai accroché mon talon dans un trou du lino, très usé à cet endroit. Pour peut-être la centième fois, je me suis demandé si je ne pourrais pas apprendre à poser un malheureux bout de linoléum. Le cabinet de toilette aurait eu bien besoin d’un nouveau revêtement de sol, en tout cas. Je me suis aussi demandé comment je pouvais passer, en une fraction de seconde, de la meurtrière qui manie le mensonge et la dissimulation pour cacher son forfait à la ménagère de moins de cinquante ans qui s’inquiète pour son lino.
— C’était le mal incarné, ai-je dit tout haut. Une créature perverse et cruelle qui voulait ma mort pour venger une simple blessure d’amour-propre.
Je vivais enfermée dans un carcan de culpabilité depuis des semaines, un carcan qui venait de se fissurer et – ô miracle ! – de tomber. J’en avais marre de me ronger de remords pour quelqu’un qui m’aurait tuée de sang-froid, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ; quelqu’un qui avait déjà tenté de m’assassiner et avait tout fait pour que je passe de vie à trépas. Fallait-il que je me laisse tuer pour la simple raison que Debbie voulait me voir morte ?
Oh ! Et puis la barbe, à la fin ! Ils la retrouveraient ou ils ne la retrouveraient pas. Dans un cas comme dans l’autre, il était inutile que je me tracasse. Ça n’y changerait rien, de toute façon.
Je me suis sentie mieux, tout à coup.
Au même moment, j’ai entendu une voiture arriver. Lèn était pile à l’heure. Je m’attendais à le voir au volant de son Dodge Ram, mais, à ma grande surprise, il conduisait une Lincoln bleu nuit. Il avait essayé de domestiquer sa crinière, sans grand succès, et il portait un sobre costume anthracite et une cravate lie-de-vin. J’ai ouvert la bouche comme un four en le voyant monter les marches de la véranda. Waouh ! Il était à croquer.
Quand je lui ai ouvert la porte, il a semblé aussi époustouflé que moi.
Il m’a détaillée longuement avant de lâcher :
— Tu es superbe.
J’étais presque intimidée.
— Toi aussi.
— Je pense qu’on devrait y aller tout de suite.
— Mieux vaut arriver à l’heure, tu as raison.
— Il faut que nous y soyons au moins dix minutes à l’avance.
— Pourquoi ?
J’ai pris mon petit sac noir, j’ai jeté un coup d’œil dans la glace pour vérifier la tenue de mon rouge à lèvres, puis j’ai refermé la porte derrière nous. Il faisait juste assez doux pour que je n’aie pas à mettre de manteau. Parfait. Ç’aurait été dommage de cacher une si jolie toilette.
— C’est un enterrement de lycanthrope, m’a-t-il répondu d’un ton lourd de sous-entendus.
— Et en quoi est-ce différent d’un enterrement standard ?
— C’est un enterrement de chef de meute, ce qui rend la cérémonie encore plus... solennelle.
— Et comment faites-vous pour que les autres, les gens « normaux », je veux dire, ne se rendent compte de rien ?
— Tu verras.
Je commençais à avoir des doutes.
— Tu es sûr que je devrais venir ?
— Le colonel Flood a fait de toi une alliée de la meute.
Je m’en souvenais parfaitement – quoique, sur le coup, je n’aie pas mesuré l’honneur qu’on me faisait.
À entendre Lèn, ça sonnait presque comme un titre : « Sookie Stackhouse, par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais alliée de la meute ! »
J’avais comme l’impression que je ne savais pas la moitié de ce que j’aurais dû savoir sur les funérailles du colonel Flood. D’habitude, je croulais sous les infos sur un tas de sujets dont je n’avais rien à faire – c’est aussi ça, être télépathe. Mais il n’y avait pas de lycanthropes à Bon Temps, et les autres changelings n’étaient pas organisés en société étroitement codifiée et hiérarchisée comme eux. Cependant, même si je ne parvenais pas à lire dans les pensées des lycanthropes comme dans celles des humains standards, je savais que Lèn était préoccupé. Il se demandait comment ça allait se passer à l’église et il avait des soucis avec un autre lycanthrope, un certain Patrick dont le prénom lui revenait constamment à l’esprit.
La messe devait être célébrée à l’église épiscopalienne, dans un quartier aisé de Shreveport un peu excentré. L’édifice en lui-même, construit en pierres grises, n’avait rien que de très traditionnel. Il n’y avait pas d’église épiscopalienne à Bon Temps, mais je savais que la liturgie ne différait pas beaucoup de celle de l’église catholique. Lèn m’avait dit que son père assistait aussi à la cérémonie et que c’était avec sa voiture que nous étions venus de Bon Temps.
— Mon père a estimé que mon Dodge manquait de distinction pour une telle occasion, m’a-t-il expliqué.
Je savais que, pour l’heure du moins, son père passait au premier rang de ses préoccupations.
— Comment ton père va-t-il faire pour venir, alors ?
— Avec son autre voiture, a répondu Lèn d’une voix absente, comme s’il ne m’écoutait que d’une oreille.
J’ai trouvé ça un peu choquant, un type qui avait deux belles bagnoles pour lui tout seul. Dans ma façon de voir les choses, un homme pouvait avoir une berline pour sa famille et un pick-up pour ses affaires, ou un pick-up pour ses affaires et un 4x4 pour ses loisirs. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises...
— Sookie, a soudain grondé Lèn de sa voix de basse.
Ses mains s’étaient crispées sur le volant, à tel point que ses jointures étaient devenues toutes blanches.
— Oui ?
Il était clair qu’il s’apprêtait à aborder un sujet délicat. Il aurait tout aussi bien pu porter une pancarte : « Attention, on va remuer la vase ! » au-dessus de sa tête. Ça sentait le conflit intérieur à plein nez.
— Il faut que je te parle de quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Est-ce que la mort du colonel Flood n’a pas été aussi accidentelle que tu me l’as laissé croire ?
J’aurais dû m’en douter ! Cependant, les autres changelings s’étaient fait tirer dessus. Un accident de voiture détonnait drôlement par rapport au schéma habituel.
Lèn a eu l’air étonné.
— Non. À ma connaissance, c’était vraiment un accident. L’autre conducteur a grillé un feu rouge.
Je me suis confortablement calée contre le dossier de mon siège en cuir.
— Alors, c’est quoi ?
— Tu n’as rien à me dire ?
Je me suis figée.
— À te dire ? À propos de quoi ?
— À propos de cette nuit-là. La nuit de la Chasse aux Sorciers.
Mes années de self-control intensif sont venues à la rescousse.
— Je ne vois pas.
J’avais parlé calmement – bien que j’aie peut-être eu un peu tendance à serrer les poings sur le moment.
Lèn n’a rien ajouté. Il s’est garé, puis a fait le tour de la voiture pour m’aider à descendre. Inutile, mais galant. J’ai préféré ne pas emporter mon sac et je l’ai glissé sous mon siège avant que Lèn ne verrouille les portières. Nous nous sommes ensuite dirigés vers le parvis de l’église. Lèn m’a pris la main, ce qui m’a un peu déconcertée. J’avais peut-être été nommée alliée de la meute, mais j’étais apparemment censée être beaucoup plus que ça pour un membre de la meute en particulier.
— C’est mon père, m’a annoncé Lèn, comme nous nous approchions d’un groupe de gens qui patientaient devant l’église.
Le père de Lèn était un peu plus petit que son fils, mais il était aussi solidement charpenté que lui. Si Herveaux senior avait les cheveux d’un beau gris acier et un nez plus long, il avait cependant le même teint mat que Herveaux junior. Il paraissait d’autant plus typé, dans le genre méridional, qu’il avait pour voisine une femme menue et délicate, au teint clair et à la chevelure de neige.
Lèn a fait les présentations d’un ton on ne peut plus protocolaire :
— Père, permets-moi de te présenter Mlle Sookie Stackhouse.
— Enchanté de vous rencontrer, Sookie, a répondu Jackson Herveaux. Et voici Christine Larrabee.
Christine, qui pouvait tout aussi bien avoir cinquante-cinq que soixante-cinq ans – et tout l’éventail entre les deux –, ressemblait à un pastel. Elle avait des yeux d’un bleu ciel délavé, une peau diaphane qui évoquait la pâle délicatesse du magnolia et des cheveux d’un blanc étincelant impeccablement coiffés. Elle portait un tailleur assorti à la couleur de ses yeux – une couleur que, personnellement, je n’aurais pas portée avant le début du printemps. Mais bon, ça lui allait parfaitement bien, rien à redire là-dessus.
Je me suis demandé si je ne devais pas faire la courbette ou quelque chose du même genre. Finalement, j’ai opté pour la formule standard :
— Ravie de vous connaître.
J’ai serré la main du père de Lèn, mais Christine a juste hoché la tête avec un petit sourire poli. Sans doute craignait-elle de m’écorcher avec ses diamants, ai-je supposé, après avoir jeté un coup d’œil à la main qu’elle ne me tendait pas : couverte de bagues avec des cailloux gros comme ça. Et elle avait les boucles d’oreilles assorties, évidemment. Il était clair qu’on ne jouait pas dans la même cour, Christine Larrabee et moi. Mais qu’est-ce que j’en avais à faire, après tout ?
— Tristes circonstances, a murmuré Christine.
D’accord. Si elle voulait me la jouer conversation de salon, elle allait être servie.
— Oui. Le colonel Flood était un homme exceptionnel.
— Oh ! Vous l’avez connu, ma chère ?
— Oui.
À vrai dire, je l’avais même vu à poil (dans tous les sens du terme, d’ailleurs, et ça n’avait rien d’érotique, je peux vous l’assurer), mais la situation ne se prêtait pas à ce genre de confidence.
Ma réponse un brin laconique ne lui laissait pas beaucoup de liberté de manœuvre. J’ai cru voir une lueur amusée danser dans ses prunelles délavées. Lèn et son père échangeaient des commentaires en sourdine que nous étions manifestement censées ignorer. Christine a dû surprendre le bref regard que je leur jetais, car elle m’a lancé :
— Vous et moi sommes ici à titre strictement décoratif, aujourd’hui.
— Ah ? Alors, vous en savez plus que moi.
— Assurément. Vous n’appartenez pas à la communauté des Cess ?
— Non.
Christine en faisait partie, bien sûr. C’était une lycanthrope pure souche, comme Jackson et Lèn. J’avais du mal à imaginer que cette dame élégante puisse se changer en loup-garou, surtout avec la sale réputation qu’avaient les lycanthropes dans le monde des changelings. Mais le schéma mental que je captais, cette sorte de halo rougeâtre qui voilait ses pensées, ne laissait aucun doute sur sa nature.
— L’enterrement du chef de meute défunt marque l’ouverture de la campagne pour sa succession, m’a expliqué Christine.
Elle venait de m’en apprendre plus en deux secondes que Lèn en deux heures. Je me suis immédiatement prise de sympathie pour mon initiatrice.
— Vous devez être quelqu’un d’extraordinaire pour que Lèn vous ait choisie pour l’accompagner un jour comme aujourd’hui, a-t-elle enchaîné.
— Je ne sais pas si « extraordinaire » est le mot juste. Au sens propre, j’imagine que je le suis : je possède certaines caractéristiques qui sortent effectivement de l’ordinaire.
— Seriez-vous une sorcière ? Une fée ? Auriez-vous du sang de gobelin ?
Du sang de gobelin ? Beurk ! J’ai secoué fermement la tête. Mieux valait changer de sujet.
— Rien de tout ça. Alors, que va-t-il se passer de particulier ici ?
— Vous allez voir : la meute au grand complet va prendre place dans les premiers rangs, qui leur sont réservés. Les candidats à la succession rentreront en dernier.
— Comment sont-ils désignés ?
— Ils se présentent eux-mêmes. Mais ils doivent être mis à l’épreuve. Ensuite, les membres de la meute votent.
— Pourquoi le père de Léonard vous a-t-il choisie pour l’accompagner ? À moins que ce ne soit une question trop indiscrète...
— Je suis la veuve du prédécesseur du colonel Flood. Cela me donne une certaine influence.
J’ai acquiescé d’un hochement de tête.
— Le poste est-il réservé aux hommes ?
— Non. Mais une épreuve de force étant prévue au programme des tests de sélection, les mâles l’emportent, en général.
— Combien y a-t-il de candidats ?
— Deux. Jackson, naturellement, et Patrick Furnan.
Elle a alors incliné la tête légèrement vers la droite. J’ai observé le couple qu’elle me désignait.
Patrick Furnan avait la quarantaine bien sonnée. Question âge, il se trouvait quelque part entre Lèn et son père. C’était un homme corpulent, aux cheveux coiffés en brosse, qui portait une courte barbe élégamment taillée. Son costume brun était assorti à la couleur de ses cheveux. Il semblait avoir eu du mal à fermer sa veste. Sa voisine était une jolie femme qui avait tendance à forcer un peu sur le maquillage et sur les bijoux. Elle était brune, elle aussi, mais sa chevelure, sculptée par des mains expertes en une coiffure très élaborée, était rehaussée de mèches blondes. Ses escarpins m’ont laissée rêveuse. Les talons devaient faire huit bons centimètres. Je me serais cassé le cou, si j’avais essayé de marcher avec ça. Mais cet équilibre précaire n’empêchait pas la femme trop fardée de garder le sourire et d’avoir un mot aimable pour chaque personne qui l’approchait. Patrick Furnan était plus froid. Ses yeux plissés jaugeaient chacun des lycanthropes présents dans la foule qui commençait à se presser sur le parvis.
— Super Barbie, là, c’est sa femme ? ai-je demandé à Christine à mi-voix.
Ma voisine a émis un bruit que j’aurais qualifié de ricanement s’il s’était agi de quelqu’un de moins distingué.
— Il est vrai qu’elle apporte beaucoup de soin à son apparence, a concédé Christine, sans rien perdre de ses bonnes manières. Elle s’appelle Libby. Et oui, elle a épousé Patrick Furnan et a eu deux enfants de lui. C’est une lycanthrope pur sang ; on peut donc dire que Patrick a ainsi contribué à la préservation de l’espèce et à la pérennisation de la meute.
Seul l’aîné des rejetons du couple deviendrait un lycanthrope à la puberté, cependant.
— Et il travaille dans quel domaine ?
— Il est concessionnaire Harley-Davidson.
— Quelle surprise !
Les lycanthropes affectionnaient tout particulièrement les motos.
Christine s’est contentée de sourire – probablement ce qu’elle pouvait faire de mieux en matière d’hilarité.
— Qui est le favori pour le poste de chef ?
Puisqu’on m’avait parachutée au beau milieu de la partie, autant apprendre les règles du jeu.
— Difficile à dire. S’il m’avait été permis de choisir, je n’aurais soutenu aucun des deux. Mais Jackson en a appelé à notre vieille amitié, et je n’ai pas pu faire autrement que de prendre son parti.
— Pas très joli comme procédé.
— Non, mais efficace, m’a-t-elle répondu avec un petit sourire indulgent. Vous savez, il a besoin de tous les appuis qu’il peut trouver. Lèn vous a-t-il demandé de soutenir son père ?
— Non. Je ne serais au courant de rien, si vous n’aviez pas eu l’amabilité de me mettre dans la confidence.
J’ai ponctué ces remerciements d’un petit signe de tête en témoignage de ma gratitude.
— Dans la mesure où vous n’êtes pas l’une des nôtres excusez-moi, ma chère, j’essaie juste d’y voir un peu plus clair –, en quoi pouvez-vous bien être utile à Léonard ? Pourquoi vous a-t-il entraînée dans tout ceci ?
— C’est ce qu’il ne va pas tarder à m’expliquer...
Et tant pis si le ton de ma voix lui paraissait un rien hostile.
— Sa précédente compagne a disparu, d’après ce que j’ai cru comprendre, a-t-elle repris d’un ton songeur. Leur relation était un tantinet... houleuse, paraît-il. Si les ennemis de Jackson sont pour quelque chose dans cette soudaine disparition, vous devriez peut-être faire attention où vous mettez les pieds.
— Je ne pense pas avoir à craindre quoi que ce soit de ce côté-là.
— Ah ?
Je n’ai pas poursuivi. J’en avais déjà trop dit.
— Mmm, a murmuré Christine après m’avoir longuement dévisagée. De toute façon, elle jouait un peu trop les divas pour quelqu’un qui ne faisait même pas partie de la meute.
Tout le mépris que les lycanthropes éprouvaient à l’égard des autres changelings transparaissait dans l’attitude que Christine avait prise pour assener ce verdict – un jour, j’avais entendu un loup-garou dire : « À quoi bon être capable de changer de forme, si ce n’est pas pour se transformer en loup ? » Éloquent, non ?
Mon attention a alors été attirée par le crâne luisant d’un type entièrement rasé. Je me suis légèrement décalée sur la gauche pour avoir une meilleure vue. Je ne l’avais jamais rencontré. Je m’en serais souvenue : il était immense, plus grand que Lèn ou même qu’Eric. Il avait une carrure de déménageur et des biceps à l’avenant. Sa peau était mate, brunie par un bronzage qui ne devait rien aux UV Il portait un tee-shirt noir sans manches, avec un pantalon et des chaussures assortis. On était fin janvier et il faisait un peu frisquet pour se balader bras nus, mais ça ne semblait pas le déranger. Les gens paraissaient avoir sciemment laissé un périmètre de sécurité autour de lui. Curieux...
Comme je l’observais, intriguée, il s’est tourné vers moi. Ses yeux ont plongé droit dans les miens. Avait-il senti mon regard ? Il avait un nez aquilin et les joues aussi glabres que son crâne lisse. Ses prunelles semblaient d’un noir de jais.
— Qui est-ce ? ai-je demandé à ma voisine dans un murmure.
Christine a lancé un coup d’œil furtif en direction de l’intéressé. J’ai eu l’impression qu’elle le reconnaissait, mais elle ne m’a pas répondu.
Des humains standard avaient commencé à se mélanger aux lycanthropes dans la foule qui se dirigeait vers l’escalier pour entrer dans l’église. Deux hommes en costume noir sont alors apparus devant le portail. Celui de droite a adressé un signe de tête à Jackson Herveaux et à Patrick Furnan.
Les deux candidats sont venus se poster en bas des marches avec leurs compagnes, face à face. Les lycanthropes de l’assistance passaient entre eux pour monter l’escalier. Certains saluaient le premier, d’autres le second, d’autres encore saluaient les deux – c’est ce qui s’appelle ménager la chèvre et le chou. Bien que la récente bataille contre les sorciers ait éclairci leurs rangs, j’ai quand même dénombré vingt-cinq lycanthropes adultes – un groupe important pour une ville de la taille de Shreveport.
Je n’ai repéré que deux enfants. Certes, certains parents avaient peut-être estimé qu’il valait mieux laisser leurs gosses à l’école plutôt que de les traîner à un enterrement. Mais j’étais pratiquement sûre que j’avais sous les yeux la preuve de ce dont Lèn s’était plaint auprès de moi, lors de notre première rencontre : la communauté des loups-garous était victime d’une fertilité limitée et d’une mortalité infantile dévastatrice.
La sœur cadette de Lèn, Janice, s’était mariée avec un humain. Elle-même n’était pas une lycanthrope, puisque ce privilège était réservé au premier-né d’une fratrie. Grâce aux caractères récessifs qu’elle lui avait transmis, son fils bénéficierait sans doute d’une vigueur accrue et d’une faculté de régénération inhabituelle – nombre d’athlètes professionnels descendaient de parents dont le patrimoine génétique contenait un plus ou moins grand pourcentage de gènes issus d’une lignée de lycanthropes –, mais rien de plus.
Lèn s’est penché pour me chuchoter à l’oreille :
— Dans une seconde, c’est à nous.
Il se tenait à mes côtés et scrutait les uns après les autres les visages des lycanthropes qui pénétraient dans l’église.
— Tu ne perds rien pour attendre, lui ai-je lancé entre mes dents serrées, tout en conservant une figure impassible pour les gens qui défilaient devant nous. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
C’était maintenant au tour du grand type au crâne rasé de monter les marches. Son corps musclé se déplaçait avec grâce et détermination. Arrivé à notre hauteur, il a tourné la tête vers moi. Nos regards se sont croisés. Ses yeux étaient vraiment très sombres, mais je ne pouvais toujours pas en déterminer la couleur exacte. Il m’a souri.
Lèn m’a touché la main pour attirer mon attention, manifestement distraite par le ténébreux inconnu, et s’est de nouveau penché pour me parler à l’oreille :
— J’ai besoin de ton aide. Il faut que tu trouves le moyen de lire dans les pensées de Patrick après la cérémonie. Il s’apprête à faire quelque chose pour saboter les chances de mon père. Je le sais, mais je ne sais pas quoi.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas demandé directement ?
J’étais choquée, bien sûr, mais surtout blessée.
— Parce que j’ai pensé que tu estimerais avoir une dette envers moi.
— Comment ça ?
— Je sais que c’est toi qui as tué Debbie.
C’a été comme une gifle. Je ne sais pas quelle tête je faisais, mais j’étais drôlement secouée. Cependant, une fois le premier moment de confusion – et le regain de culpabilité qui allait avec – passé, j’ai repris du poil de la bête.
— De toute façon, tu l’avais répudiée, non ? Alors, qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
— Rien. Absolument rien. Pour moi, elle était déjà morte.
Je n’en croyais pas un mot.
— Mais tu t’es imaginé que j’en ferais une montagne et tu me l’as caché. J’en ai conclu que tu te sentirais coupable envers moi et que tu ne pourrais pas me refuser une petite faveur.
Si j’avais eu une arme, je crois bien que j’aurais été tentée de l’utiliser.
— Je ne te dois rien, ai-je rétorqué lentement, en détachant chaque syllabe. Si je comprends bien, tu es venu me chercher parce que tu avais peur que je reparte une fois que tu m’aurais avoué ça, hein ?
— Non.
Nous parlions toujours à voix basse, mais à en croire les regards en coin de nos voisins, il était clair que notre petite discussion commençait à attirer l’attention.
— Enfin, peut-être... D’accord, oublie cette histoire de dette. Le fait est que mon père a des ennuis et que je ferais n’importe quoi pour le sortir de là. Tu peux m’y aider.
— La prochaine fois, n’essaie pas de me faire chanter ou de me manipuler pour parvenir à tes fins, OK ? Je fais toujours mon possible pour aider les gens, quand je le peux. Mais j’ai horreur qu’on me force la main ou qu’on cherche à me coincer pour obtenir ma coopération.
Comme Lèn avait baissé les yeux, je lui ai relevé le menton pour l’obliger à me regarder.
— J’ai horreur de ça !
J’ai jeté un coup d’œil vers le haut de l’escalier pour voir l’effet que notre dispute produisait. Le grand type rasé était toujours là. Son visage ne laissait rien paraître de ce qu’il pensait, mais je savais qu’il nous observait avec le plus vif intérêt.
Lèn a suivi mon regard. Le rouge lui est monté aux joues.
— Il faut qu’on y aille. Tu es toujours d’accord pour m’accompagner ?
Sa voix s’était notablement radoucie.
— Qu’est-ce que ça voudra dire ?
— Que tu prends le parti de mon père.
— Quelles contraintes ça impliquera pour moi ?
— Aucune.
— Alors, pourquoi est-ce si important pour toi que je le fasse ?
— L’élection du chef de meute est et reste une affaire de lycanthropes, mais le fait que tu prennes position pourrait influencer ceux qui savent quel rôle tu as joué dans la Chasse aux Sorciers.
En fait de Chasse aux Sorciers, ç’avait plutôt été un bon gros règlement de comptes entre bandes rivales – la totalité des combattants impliqués n’avait pas dépassé la bonne quarantaine. Cependant, pour la communauté des loups-garous, c’était sans doute un haut fait, un épisode héroïque de leur histoire.
J’ai baissé les yeux vers mes escarpins. En mon for intérieur, instinct et raison se livraient une lutte sans merci. Guerre ou paix ? Des deux voix contradictoires qui s’opposaient en moi, aucune ne semblait devoir l’emporter. La première disait : « Pas de scandale. Tu es à un enterrement. Lèn s’est toujours montré bon pour toi, et ça ne te coûterait pas grand-chose de faire ça pour lui. » L’autre ripostait : « Si Lèn t’a aidée à Jackson, c’était pour éponger les dettes que son père avait contractées auprès des vampires. Et voilà maintenant qu’il est prêt à t’impliquer dans une affaire qui risque de mettre ta vie en danger, rien que pour aider son père, une fois de plus. » La première repartait à l’attaque : « Il savait que Debbie était viscéralement mauvaise. Il a essayé de s’en détacher et il a tout de même fini par la répudier. » L’autre rétorquait aussitôt : «Comment a-t-il pu tomber amoureux d’une garce pareille, pour commencer ? Comment a-t-il seulement pu envisager une relation suivie avec cette fille, alors qu’il a eu des tas de preuves de sa cruauté ? Et puis, personne n’a jamais parlé de pouvoirs surnaturels, à propos de Debbie. Cette histoire de sort qui aurait retenu Lèn auprès d’elle ne tient pas debout. Ce n’est qu’une excuse pitoyable. » J’avais l’impression d’être Linda Blair dans L’Exorciste, avec une tête façon girouette tournant à 360°.
Finalement, c’est la première voix qui l’a emporté. Comme Lèn m’offrait le bras, j’ai docilement glissé la main au creux de son coude et nous avons gravi les marches côte à côte.
L’église était pleine à craquer. Seuls les trois premiers rangs avaient été réservés pour les membres de la meute. Les autres étaient occupés par des gens ordinaires. Le grand type au crâne rasé s’était assis au fond. J’ai aperçu sa large carrure, avant de reporter mon attention sur le rituel protocolaire que dictaient les règles de préséance chez les lycanthropes. Les deux enfants Furnan, mignons à croquer, se sont avancés d’un pas solennel jusqu’au premier rang, à droite de l’allée centrale. Puis Lèn et moi leur avons emboîté le pas, précédant ainsi les deux candidats à la succession et leurs compagnes. Ce cérémonial ressemblait étrangement à un mariage, avec Jackson et Christine et les Furnan dans le rôle des témoins, et Lèn et moi dans celui des futurs mariés. Hum hum...
J’ignorais ce que les spectateurs présents pensaient de cette curieuse mise en scène. Tout ce que je savais, c’est que nous étions le point de mire de l’assistance au grand complet. Mais j’y suis habituée. S’il y a une chose que le job de serveuse vous apprend, c’est bien à ignorer les regards qui vous détaillent à longueur de journée. J’avais la tenue adéquate et j’avais fait le maximum question distinction, Lèn aussi. Alors, s’ils voulaient mater, qu’ils matent ! Lèn et moi avons pris place au premier rang, à gauche de l’allée ; Patrick Furnan et sa femme au premier rang, à droite. Jackson et Christine avançaient à pas lents avec une gravité de circonstance. Un léger frémissement a parcouru la meute et quelques murmures se sont élevés quand Christine s’est glissée à côté de nous, à la droite de Jackson.
Entre les rangées de fidèles debout, le cercueil, recouvert d’un poêle orné de somptueuses broderies, a ensuite remonté la nef, et le service funèbre a pu commencer.
Les litanies achevées, le prêtre a demandé si l’un d’entre nous voulait dire quelques mots pour rendre hommage au défunt. Un des amis du colonel Flood – un gradé de l’armée de l’air – a pris la parole en premier. Il a évoqué le sens du devoir de James Flood et la fierté qu’il tirait de sa fonction de colonel. Un autre de ses amis a succédé au militaire pour louer la générosité du disparu, jamais avare de son temps dès qu’il s’agissait de tenir les comptes de la paroisse, tâche dont il s’était toujours acquitté fidèlement, avec la rigueur qu’on lui connaissait.
Patrick Furnan a alors quitté son banc et est allé prendre place devant le lutrin. Sa corpulence l’empêchait de se mouvoir avec aisance et lui donnait une démarche lourde et un peu gauche. Mais son ton tranchait singulièrement avec celui de ses deux prédécesseurs.
— James Flood était un homme remarquable et un grand chef, a-t-il déclaré.
C’était un bien meilleur orateur que je ne l’aurais imaginé. Je ne savais pas qui avait écrit son discours, mais c’était assurément quelqu’un d’instruit et de cultivé.
— Au sein de la communauté qu’il avait su rassembler autour de lui et à laquelle nous appartenons aujourd’hui, c’était toujours lui qui nous montrait la voie, la direction à prendre, l’objectif à atteindre. Combien de fois ne l’a-t-on pas entendu soupirer après le poids des ans qui le privait, selon lui, de l’énergie nécessaire pour mener à bien sa tâche dont il disait avec humour, mais non sans quelque regret, que c’était un « travail de jeune » ?
Oh oh ! L’éloge funèbre virait au discours de campagne, semblait-il. Et je n’étais pas la seule à m’en apercevoir, comme le prouvaient l’agitation discrète et les quelques chuchotements qui parcouraient les trois premiers rangs.
Patrick Furnan ne s’attendait manifestement pas à susciter une telle réaction, mais il ne s’est pas laissé démonter pour autant. Il a même enfoncé le clou.
— J’ai souvent dit à James qu’il ne pouvait y avoir de meilleur chef que lui et je le pense encore. Quel que soit celui qui marchera sur ses traces, personne ne remplacera jamais James Flood. Il restera dans toutes les mémoires. Je serai toujours immensément fier de la confiance qu’il m’a témoignée à maintes reprises et plus encore qu’il m’ait appelé devant tous son «bras droit ».
Avec ces quelques phrases, Furnan revendiquait avec force son droit au poste de chef de meute. À l’entendre, il était quasiment le fils spirituel du colonel Flood.
Sur ma droite, je sentais la tension de mon voisin. Lèn bouillait de rage. En d’autres lieux et à un autre moment, il était clair qu’il aurait aimé me faire quelques remarques bien senties sur l’adversaire de son père. J’apercevais à peine Christine, assise à sa droite. Son visage impassible semblait sculpté dans l’ivoire, mais elle devait se contenir, elle aussi.
Le père de Lèn a attendu un petit moment avant de se diriger à son tour vers le lutrin. De toute évidence, il tenait à ce que nous nous lavions les neurones de ce que nous venions d’entendre avant de prendre la parole à son tour.
Jackson Herveaux, riche expert géomètre et lycanthrope de son état, nous a laissé le temps d’admirer son noble et beau visage d’homme mûr avant de commencer :
— Nous ne reverrons jamais un homme comme James Flood, un homme dont la sagesse s’était forgée au fil des ans...
Aïe ! Voilà qui ne figurerait pas dans les annales et ne risquait assurément pas d’être gravé dans le marbre !
J’ai décroché pour me plonger dans mes propres pensées. C’est qu’il y avait là matière à réflexion, et plus qu’il n’en fallait.
Nous nous sommes tous levés tandis que James Flood, ancien colonel de l’armée de l’air et chef de meute de Shreveport, quittait son église pour la dernière fois. Je n’ai pas desserré les dents de tout le trajet jusqu’au cimetière. J’ai assisté à l’inhumation aux côtés de Lèn, puis j’ai regagné la voiture de son père à son bras, une fois le rituel des poignées de main de rigueur achevé.
J’ai cherché le grand type rasé des yeux, mais il n’était pas au cimetière.
Sur le chemin de Bon Temps, Lèn s’est bien gardé de troubler le silence, qui semblait s’être installé à demeure dans la Lincoln et qui l’arrangeait bien. Mais j’avais quelques petites questions à lui poser...
— Comment l’as-tu découvert ?
Il n’a pas essayé de jouer les innocents : il savait très bien de quoi je voulais parler.
— Quand je suis allé chez toi, hier, j’ai senti une très légère odeur sur le seuil de ta porte : la sienne. Ça m’a pris un peu de temps, mais j’en ai tiré les conclusions qui s’imposaient.
Je n’avais pas pensé à ça.
— Je ne crois pas que j’aurais pu identifier son odeur si je ne l’avais pas si bien connue. En tout cas, je n’ai flairé sa présence nulle part ailleurs dans la maison, pas la plus infime trace d’elle, rien.
Ma corvée de nettoyage n’avait donc pas été inutile. J’avais juste de la chance que Jack et Lily Leeds ne soient pas des Cess.
— Tu veux savoir comment ça s’est passé ?
— Je ne préfère pas, m’a-t-il répondu, après avoir marqué une longue pause. Connaissant Debbie, je suppose que tu as fait ce que tu devais faire. Après tout, son odeur prouve que c’est elle qui est venue chez toi. Elle n’avait rien à y faire.
On était encore loin d’une adhésion franche et massive.
— Eric habitait encore chez toi à ce moment-là, non ? C’était peut-être lui, en fait ?
Il semblait presque l’espérer.
— Non.
— Peut-être que j’ai envie de savoir comment ça s’est passé, en fin de compte.
— Peut-être que j’ai changé d’avis et que je n’ai plus envie de te le dire. Tu me crois ou non. Soit tu penses que je peux tuer une femme de sang-froid sans raison, soit tu sais que j’en suis incapable.
Pour tout vous avouer, ses doutes me faisaient plus mal que je ne l’aurais imaginé. J’ai pourtant résisté à la tentation d’aller faire un petit tour dans sa tête pour me rassurer, de peur de tomber sur quelque chose d’encore plus douloureux.
Il a tenté à plusieurs reprises de briser le silence qui était retombé entre nous, lançant chaque fois un nouveau sujet de conversation. Mais je n’avais qu’une hâte : me retrouver seule chez moi. Ce fichu trajet n’en finissait pas. Quand il s’est enfin garé devant chez moi, j’ai eu du mal à cacher mon soulagement. Personne n’est jamais sorti d’une voiture aussi vite que je l’ai fait ce jour-là.
Mais Lèn me suivait déjà.
— Ça m’est égal, a-t-il dit d’une voix si rauque que c’en était presque un grognement.
— Quoi ?
J’étais déjà devant ma porte, la clé dans la serrure.
— Ça m’est égal.
— Je n’en crois pas un mot.
— Pardon ?
— J’ai plus de mal à lire dans tes pensées que dans celles d’un être humain standard, Lèn, mais les doutes que tu as à mon sujet sont tellement criants que je ne peux pas les rater. Puisque tu voulais que je t’aide, je vais te dire un truc : Patrick Machin compte bien utiliser les problèmes de jeu de ton père pour prouver qu’il n’est pas digne de devenir chef de meute. J’avais déjà percé ses intentions à jour avant que tu ne me demandes de le faire. Maintenant, écoute-moi bien : je ne veux plus te voir, ni demain, ni la semaine prochaine, ni pendant les trente années à venir.
— Quoi ?
On aurait dit que je venais de lui donner un coup sur la tête.
— Te voir... ou plutôt, entendre ce que tu penses... j’ai du mal à le supporter. Ça ne fait que retourner le couteau dans la plaie. Alors, merci de m’avoir emmenée à cet enterrement...
Un rien sarcastique, le ton, peut-être ?
— Trop aimable à toi d’avoir pensé à moi, vraiment.
Sur ces mots, je suis rentrée et je lui ai fermé la porte au nez. J’ai traversé le salon d’un pas décidé pour qu’il puisse m’entendre, mais je me suis arrêtée dans le couloir et j’ai attendu qu’il regagne son beau carrosse. J’ai entendu la Lincoln démarrer sur les chapeaux de roues, défonçant sans doute ma belle allée bien damée par la même occasion.
Tandis que j’enlevais le tailleur de Nikkie et que je le mettais dans un sac plastique pour l’emporter chez le teinturier, je dois bien avouer que j’avais plutôt le cafard. On dit que quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. Mais ceux qui disent ça n’ont jamais vécu chez moi.
Dès que j’ouvre une porte, il semble toujours y avoir un cadavre derrière.